Rapport Stora : le monde fantasmé de
Benjamin Stora
Politique Par: Seddik Larkeche* 31 Janv.
2021 à 09:07
·
Seddik Larkeche, intellectuel
franco-algérien, expert international en gestion stratégique des risques.
CONTRIBUTION. Suite à la publication du rapport de
l’historien Benjamin Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie, le
professeur Seddik Larkeche nous a fait parvenir cette contribution que nous
publions intégralement.
« Cher Professeur Stora
Suite à la publication
de votre rapport sur la mémoire et la guerre d’Algérie commandité par le
Président Macron, il me paraissait utile dans le débat enclenché de vous
répondre sur le fond de votre exposé. De surcroît, parce que votre rapport me
semble décalé des enjeux mémoriels actuels, du cahier des charges qui vous a
été transmis par le Président Macron et de la pertinence de vos conclusions.
L’analyse de votre
rapport se fera en plusieurs temps : le premier sur la forme qui prête à
confusion et qui impacte le fond. Il me fallait également poser la question de
votre posture en tant que chercheur face à l’objet de la demande, tant en ce
qui concerne la démarche épistémologique que méthodologique.
Ensuite, sur le fond
de votre tentative de démonstration et enfin sur vos propositions. Pour ne pas
reproduire la succession des innombrables faits historiques qui noient le
lecteur (difficulté renforcée par l’absence d’architecture numérotée), je vous
propose d’analyser votre exposé par thèmes afin de se fixer sur l’essentiel.
2.
SUR LA DÉMARCHE ÉPISTÉMOLOGIQUE.
Le rapport est riche
d’informations, de références mais trop détaillé allant dans plusieurs
directions avec des répétitions sur plusieurs parties, édulcorant la cohérence
qui peine à ressortir. Ce développement tous azimuts fragilise la démonstration
qui tente d’être opérée sur un objectif supposé d’apaisement des mémoires, par
un jeu permanent de tentative d’équilibre entre la puissance coloniale, les
Européens, les Harkis et les autochtones algériens.
Il semblerait que
votre cheminement soit construit avec le prisme d’une symétrie permanente des
phénomènes observés s’éloignant de la réalité historique qui était tout sauf
équilibrée entre les différents protagonistes. De 1830 à 1962, une constante, une
violence inouïe à l’égard des autochtones algériens que vous semblez esquiver
pour tenter de justifier une symétrie des mémoires et par prolongement des
responsabilités.
Alors que la
responsabilité de la colonisation est unilatérale vous feignez de ne pas savoir
que du côté de la puissance coloniale et des Européens qui s’y accolaient, la
violence était massive et industrielle alors que du côté des indigènes
algériens, elle était en réaction, ponctuelle et artisanale.
Votre subjectivité est
assumée et esquissée par la référence à de nombreux auteurs que vous rassemblez
pour soutenir un discours orienté sur une histoire mémorielle et de
la guerre d’Algérie où chaque partie est renvoyée à sa position originelle sans
jamais hiérarchiser les responsabilités. Comme si les acteurs en présence ne
s’étaient pas compris mais que personne n’était le porteur principal de cette
tragédie historique. Chacun vivait paisiblement sa vie avec de nombreux liens
dans un monde de contact que vous fantasmez avec de nombreuses interactions
riches.
Cette posture
épistémologique n’est pas la réalité historique de l’Algérie de 1830 à 1962 qui
a fracturé la société algérienne enfermant le principal de sa population dans
un statut d’indigènes, de sous-hommes à qui on ne pouvait accorder l’égalité
des droits parce que musulmans et que l’on avait spolié en les expropriant de
force de leurs terres.
Les quelques avancées
que vous tentez de souligner furent adoptées quelques années avant
l’indépendance mais les dégâts occasionnés étaient trop profonds. Les Algériens
iraient jusqu’au bout par les armes à une indépendance pleine et entière. Vous
semblez sous-estimer qu’il y avait durant cette période coloniale, deux
sociétés parallèles : les colons propriétaires fonciers avec les autres
européens et les colonisés.
Il est vrai que ces
deux sociétés avaient néanmoins quelques contacts entre elles, souvent sous
couvert de racisme et de subordination. Bien sûr, il existait aussi quelques
interactions amicales, amoureuses et politiques mais elles ne représentaient
pas le principal, comme vous tentez de le présenter. Le colonisé ne rentrait
pas chez l’Européen et encore moins chez le colon et vice versa et c’était la
règle dans toutes les familles à quelques très rares exceptions.
Le paradigme de la mémoire
fantasmée, symétrique dans ses responsabilités que vous adoptez pour tenter de
neutraliser les demandes algériennes, fragilise fortement votre récit de la
réalité coloniale et par prolongement de la pertinence de
votre rapport.
Comme si votre travail
de recherche se faisait absorber par un prisme politique, mettant au second
plan votre mission d’historien. Ce parti pris politique dans votre rapport,
nous le ressentons du début jusqu’à la fin pour en devenir gênant.
Nous percevons assez
vite que votre objectif est de tenter -par quelques propositions- de ne pas
intervenir sur l’essentiel, la reconnaissance pleine et entière de la
responsabilité de l’État français dans la colonisation qui a été effroyable
pour la majorité des algériens avec des crimes contre l’humanité et des crimes
d’Etat.
3.
SUR LA DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE.
La méthode utilisée
est principalement d’ordre descriptif avec de nombreux faits historiques et des
passages où votre implication est plus grande sur des affirmations souvent peu
convaincantes, comme sur la communautarisation visant indirectement une partie
des Franco-Algériens mais aussi les harkis ou la question des excuses.
L’ordre chronologique
des faits historiques n’est pas respecté et ne permet pas de comprendre le
rapport des causes aux conséquences, en particulier pourquoi la France est
venue coloniser l’Algérie, pourquoi une telle violence a été utilisée à grande
échelle et pourquoi la France n’a pas été capable durant près de 130 années
d’accorder une égalité des droits, pleine et entière, à ces indigènes
musulmans. Nous y reviendrons précisément pour prouver ce que nous avançons.
Sur la démarche
analytique, il semblerait qu’elle soit mise au second plan. À aucun moment vous
nous expliquez comment comprendre ce passé colonial dans sa dimension
économique et politique. La colonisation fondée sur des aspects politiques de
prédation moralement inacceptable est, elle aussi, largement occultée.
La condamnation de la
colonisation que vous opérez est également peu illustrée par les dégâts
occasionnés et toujours contrebalancée par une célébration d’interactions
positives, sans doute pour atteindre votre objectif tenu des
responsabilités partagées.
Le jeu d’équilibriste
que vous développez est intenable du côté algérien mais aussi du côté français
pour toutes celles et ceux qui souhaitent révéler la réalité historique de
cette barbarie coloniale pour apaiser définitivement les mémoires. La
souffrance de chacune des victimes de cette période doit être respectée mais il
est essentiel de hiérarchiser, non pas ces souffrances, mais les
responsabilités des acteurs en présence, ce que vous ne faites aucunement
durant tout l’exposé de votre rapport.
La méthode utilisée
est également noyée par le référencement d’une multitude d’auteurs cités où vous
omettez volontairement de préciser leurs positions globales sur la question
principale qui est celle de la responsabilité de la France en Algérie, en vous
focalisant sur un aspect partiel de la problématique centrale, les références
de Gilbert Meynier ou de Guy Pervillé que vous tentez d’exploiter sont
significatifs à cet égard.
Ces références, à
profusion mais sélectives, génèrent une gêne profonde que nous ressentons
lorsque nous vous lisons et conduisent même certains de ces auteurs à dire
le contraire de leurs pensées globales alors qu’ils reconnaissent aisément la
réalité asymétrique de cette tragédie historique et la nécessité de reconnaître
la responsabilité unilatérale de la France (voir partie sur les excuses).
Pour illustrer mon
propos, j’ai dû extraire de votre rapport quelques thèmes afin de mettre en
exergue un complément de contenu qui aurait dû être rigoureusement exposé pour
prouver une impartialité dans votre travail. Ces thèmes portent sur la
singularité du conflit (4), sur la communautarisation des mémoires (5), sur les
juifs d’Algérie (6), sur le rapport économique (7), sur les harkis (8), sur la
question des excuses (9), sur les archives (10), sur les images (11), sur les
pollutions (12), sur les crimes contre l’humanité (13), sur les victimes (14),
sur le monde du contact (15), sur les deux imaginaires (16).
4.
SUR LA SINGULARITÉ D’UN CONFLIT, SUR LA BRUTALISATION DE LA SOCIÉTÉ
ALGÉRIENNE.
« La guerre d’indépendance algérienne fut, avec
celle d’Indochine, la plus dure guerre de décolonisation française du XXe
siècle…Près d’un million d’Européens, ceux que l’on appellera plus tard les
pieds noirs y travaillent et y vivent depuis des générations. Ce ne sont pas
tous des grands colons surveillant leurs domaines. La plupart ont un niveau de
vie inférieur à celui des habitants de la métropole… Tous ces cas et
d’autres, bien documentés par les travaux récents d’une nouvelle génération
d’historiens en France, ou à l’échelle internationale, témoignent de la
brutalisation de la société algérienne » (Rapport Stora, page 49).
Ce n’est pas la guerre
de décolonisation qui fut la plus brutale mais la conquête avec près de 30 % de
la population qui fut décimée avec une rare violence. Ce n’est pas une
brutalisation de la société algérienne mais une entreprise à grande échelle de
barbarie de 1830 à 1962. Le récit officiel français ne veut pas s’étaler sur
cette tragédie ou pour certains l’édulcore -comme vous le faites- avec ce
concept de brutalisation. Je vous renvoie à l’indignation de Germaine Tillion,
la grande ethnologue et géographe qui a bien connu l’Algérie et dont les
cendres ont récemment été transférées au Panthéon. Elle écrit : « Il y a, à ce moment-là, en 1957, en
Algérie, des pratiques qui furent celles du nazisme ».
Contrairement à ce que
vous prétendez sur les élites naissantes durant la colonisation, il faut relire
votre ancien directeur de thèse Charles Robert Ageron qui dans ses œuvres
complètes (2005) confirme :
« La colonisation non seulement bouleverse
l’économie et la société autochtone mais elle brise également les élites
locales et paupérise la majorité indigène. Dans le cas algérien, on peut parler
de prolétarisation ou de clochardisation de la masse indigène ».
Enfin sur la
population européenne d’Algérie, il suffit de relire « Crimes et Réparations » de Bouda Etemad (2009) :
« Si les sociétés européennes et indigènes sont
économiquement diversifiées, les disparités de revenu entre les deux
communautés sont très prononcées. En 1954, le revenu moyen d’une famille
européenne est 8 fois supérieur à celui d’une famille algérienne ».
Sur votre concept de
brutalisation en Algérie, je vous confirme qu’il est volontairement décalé de
la tragédie coloniale. Vous utilisez ce concept pour corroborer votre tentative
de démonstration des symétries des responsabilités et d’une société coloniale
qui avait aussi de bons côtés dans un monde de contact et d’interactions
positives.
La réalité non
fantasmée est malheureusement plus tragique. La violence était inouïe et la
France sait qu’elle a perdu son âme en Algérie en impliquant son armée dans les
plus sales besognes.
Les tortionnaires
étaient dans leur majorité de jeunes officiers, carriéristes et assoiffés de
sang algérien avec à la clé, pour certains, les promotions aux grades suprêmes
de maréchal ou général. Ces hauts dignitaires de l’armée française devaient
terroriser pour que ces indigènes ne puissent à jamais relever la tête. Plus
ils massacraient, plus ils avaient de chances de gravir les échelons.
L’ignominie de leurs
actes leur donnait l’illusion que cette expédition et cette guerre seraient
inéluctablement gagnées. Victor Hugo, le célèbre écrivain des Misérables écrira sur Saint-Arnaud qui avait commis
l’irréparable en massacrant en masse des civils algériens, « Ce général avait les états de service
d’un chacal » (V. Hugo, recueil :
« Les Châtiments », Saint-Arnaud).
Saint-Arnaud ne sera pas le seul.
La ligne de conduite
du colonialisme est semblable à celle du nazisme sur son fondement de
domination de l’autre par la force avec une idéologie commune qui veut le déni
et la mort de l’autre. Elle façonne par la manipulation et par la menace, pour
mieux dominer tout en faisant subir les pires horreurs.
L’idéologie coloniale
est plus pernicieuse que l’idéologie nazie qui a pourtant cultivé le malheur de
vouloir explicitement la mort de l’autre dans un système totalitaire. La
doctrine coloniale est plus sournoise car elle est associée à un modèle démocratique.
Elle se cache derrière les fondements républicains pour mieux asseoir le mythe
de la mission civilisatrice par les massacres et la domination.
L’ignominie française
en Algérie se traduit par les massacres qui se sont étalés sur près de cent
trente années (cent trente), avec une évolution passant des enfumades au moment
de la conquête, aux massacres successifs de villages entiers comme Beni
Oudjehane, pour aller vers les crimes contre l’Humanité du 8 mai 45 sans
oublier les attentats tels celui de la rue de Thèbes à Alger, la barbarie du 17
octobre 1961, la torture à grande échelle et les exécutions sommaires, très
proches des pratiques nazies.
La France sait que ses
militaires se sont comportés comme des animaux pour massacrer et dominer les
populations locales dont un grand nombre de civils, vieillards, femmes et
enfants.
Lors de la conquête,
le général Bugeaud, chef d’état-major, le général Cavaignac et d’autres comme
Pélissier, seront de grands adeptes d’une pratique originale, celle des
enfumades.
La technique
consistait à enfermer femmes, enfants et vieillards dans des grottes que l’on
avait pris soin de boucher, sans laisser aucun espoir d’en sortir, avant d’y
mettre le feu.
Ce supplice conduit à
une mort lente par asphyxie qui dévore ces familles à petit feu. Ces crimes,
d’une ignominie sans pareille, seront les premiers crimes contre l’Humanité
commis par la France en Algérie loin de la brutalisation dont vous parlez.
Les massacres se
poursuivront sous différentes formes durant toute la guerre d’Algérie. Quelle
trajectoire exceptionnelle pour ces militaires qui seront tous honorés par la
France avec des places, des avenues et des boulevards en leur honneur.
Ce paradoxe explose
dans les mémoires des descendants de ces massacrés en Algérie ou installés en
France qui ne peuvent comprendre pourquoi la République française continue de
développer un discours honorifique envers ces militaires qui ont, en réalité,
sali sa Mémoire. Une partie de ces Franco-Algériens que vous suspectez de
communautarisation (pour dire autrement de radicalisme religieux), sont en
réalité en grande majorité favorables à un apaisement des mémoires.
5.
SUR LA COMMUNAUTARISATION DES MÉMOIRES, VERS UNE MÉMOIRE COMMUNE.
« Dans le même temps, sont arrivés, les moments
du désenchantement politique, de l’effondrement collectif avant ou après la
chute du Mur de Berlin, et de la montée de l’individualisme. Avec ce retour de
l’individu, la religion est venue comme une possible solution, l’intégrisme
religieux a surgi, d’autres groupes se sont constitués, communautaires,
renvoyant aux identités ancestrales. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’une
communautarisation des mémoires se soit produite, à propos de la guerre
d’Algérie et du souvenir de la colonisation. » (rapport Stora, page 12) « Tout groupe appartenant à
cette histoire est spécifique, mais aucun n’est exceptionnel et nul ne doit
être placé au-dessus des autres. Or, chaque groupe exige une empathie à sens
unique, unilatérale, exclusive ».
(rapport Stora,
page15).
La France a peur de l’islam :
d’abord parce que, dans un racisme séculaire, elle s’est habituée à la
considérer comme une religion inférieure, pour tenter de préserver son
apparente supériorité. Elle a aussi peur de l’islam car elle craint de perdre
son identité traditionnelle. Plus la France a nié cette religion, plus elle a
été le ciment d’adeptes plus nombreux. C’était le cas durant la colonisation en
Algérie. C’est le cas aujourd’hui en France.
La pratique de l’islam
va exploser au début des années 80 dans une forme de quête identitaire que la
république n’a pas su satisfaire face au poison du racisme qu’elle subissait,
fondé en grande partie sur une histoire falsifiée. Ce paradoxe explose dans les
mémoires des descendants de ces massacrés qui ne peuvent comprendre pourquoi la
République continue de développer un discours honorifique envers ces militaires
qui ont, en réalité, fracturé sa mémoire.
Il n’y a donc pas de
communautarisation des mémoires mais l’incompréhension d’un récit falsifié et
d’un déni de ce qui s’est réellement passé. Sur l’intégrisme religieux que vous
ne quantifiez pas mais qui semble d’une manière sous-jacente être votre
obsession n’est pas là encore une réalité objective.
Je suis à l’opposé de
cette approche facile et je rejoins Alain Badiou (2015) lorsqu’il
affirme :
« La possible fascisation d’une partie de la
jeunesse, qui se donne à la fois dans la gloriole absurde de l’assassinat pour
des motifs « idéologiques » et dans le nihilisme suicidaire, se colore et se
formalise dans l’islam à un moment donné, je ne le nie pas. Mais la religion
comme telle ne produit pas ces comportements. Même s’ils ne sont que trop
nombreux, ce ne sont jamais que de très rares exceptions, en particulier dans
l’islam français qui est massivement conservateur…C’est pourquoi je propose de
dire que c’est la fascisation qui islamise, et non l’islamisation qui
fascise ».
Le poison racisme
gangrène la population maghrébine en France et surtout algérienne avec une
triple peine et vous devriez le savoir en tant Président du conseil d’orientation
de la Cité nationale
de l’histoire de l’immigration.
La première sentence
est d’être très souvent considérée comme étranger dans le regard de l’autre,
car enfant de la tragédie coloniale, avec le stigmate de ces indigènes qui se
sont battus pour ne pas être français, tout en venant s’installer en France en
réclamant les mêmes droits.
Ensuite, le fait
d’être musulman dans la cité française se confronte à l’image séculaire de
cette religion qui est maltraitée depuis au moins mille ans. Enfin, ces
musulmans dont la majorité est algérienne sont les supposés porteurs du nouvel
antisémitisme français, faisant de cette population, la cible privilégiée du
poison français (le racisme) alors que l’on aurait pu croire que le système les
en aurait protégés un peu plus du fait d’un racisme démultiplié à leur
encontre.
Il suffit de lire
Georges Bensoussan, dans « Les Territoires perdus de la République » (2002): « C’est cet antisémitisme que l’immigration
arabo-musulmane dans notre pays a introduit au sein de la République ». Je crains que votre idée phare de
communautarisation risque d’alimenter (sans le vouloir) un peu plus la
stigmatisation de cette population où les Franco-Algériens sont la principale
composante.
6.
SUR LES JUIFS D’ALGÉRIE, SUR LE MONDE DE CONTACT.
« Partagés entre leurs deux patries, la France
qui leur a donné l’exercice de la citoyenneté par le décret Crémieux de 1870,
et l’Algérie, terre natale où ils étaient enracinés, les Juifs d’Algérie n’ont
pas basculé dans le camp de l’indépendance algérienne, sauf des groupes de
militants, comme les frères Timsit, ou les Sportisse. Ils ne répondront pas
plus, collectivement, aux chants de sirène de l’OAS, malgré certes quelques
exceptions, comme à Oran. Que pouvons-nous faire ? déclarera alors Jacques Lazarus,
un des leaders de cette communauté juive. Être vigilant, ne jamais provoquer,
mais tout tenter pour éviter de subir ». (Rapport Stora, page 30).
« Les juifs d’Algérie appartiennent, pour
beaucoup d’entre eux, à ce monde du contact, et les jeunes d’aujourd’hui qui
appartiennent à cette communauté veulent comprendre cette part d’Orient qu’ils
portent toujours en eux ». (Rapport Stora, page 31).
La population juive
d’Algérie vit depuis des siècles en Algérie mais depuis la conquête en 1830, il
y a eu de nombreux points de ruptures. Votre présentation d’une
communauté juive vivant en grande partie en pleine harmonie avec les Arabes est
une vision fantasmée de la réalité coloniale.
Le premier épisode est
lié à la conquête en 1830 justifiée par le supposé coup d’éventail du Dey
D’Alger au Consul Deval qui ne souhaitait pas répondre favorablement aux dettes
françaises contractées par deux négociants juifs de Livourne Busnach Jacob Bacri.
C’est l’instrumentalisation de cette dette par ces deux négociants juifs qui
sera le prélude à la conquête de l’Algérie et qui restera dans la mémoire des
Algériens.
Durant cette conquête,
d’autres négociants juifs de Livourne et d’ailleurs profitent de cette invasion
en s’accaparant d’un certain nombre de biens comme le confirment R.Ayoun,
B.Cohen, G.Nahon (1982).
Le décret Crémieux de
1870 accentue le clivage entre les deux communautés : des émeutes
anti-juives à Oran en 1897 ou à Constantine en 1934 cristallisent les rapports
entre arabes et juifs.
Les évènements du 8
mai 45 où des milices composées également de juifs sous la houlette de André
Achiary renforcent l’écart entre ces populations. Mais c’est surtout la
position ambiguë des juifs -pour ne pas dire hostile- pour l’indépendance de
l’Algérie qui sera décisive dans la rupture définitive entre juifs et arabes.
La population juive
d’Algérie n’était peut-être pas dans sa majorité pour les ultras de l’OAS comme
vous le soulignez mais dans l’ensemble pour le maintien de l’Algérie française.
L’assassinat de Cheikh Raymond en 1961 par la résistance algérienne et
l’interdiction de voyage d’Enrico Macias jusqu’à ce jour doivent nous
interpeller sur les réminiscences coloniales.
Sur le monde de
contact dont vous faites allusion chez les jeunes juifs, il est bienvenu chez
les algériens à condition qu’il ne soit pas la reproduction d’un poison racisme
insidieux où ils seraient désignés comme les nouveaux porteurs de
l’antisémitisme français (souvent à cause de leurs soutiens à la cause
palestinienne) comme l’affirme aussi Francis Khalifat, le Président du
Crif :
« On ne peut ignorer une réalité ; les
agressions de l’antisémitisme au quotidien sont le fait de jeunes musulmans
dans ces quartiers difficiles, 18 février 2019, journal Le Parisien ».
Le Crif, organisation
représentative très influente en France et fervent soutien d’Israël, m’amène à
rester perplexe sur ce supposé monde de contact passé et présent de la
communauté juive dont vous parlez.
Cette dimension est
renforcée par l’axiome Algérie-Palestine, France-Israël, un dénominateur
commun : le colonialisme. Le colonialisme français en Algérie et le
colonialisme israélien en Palestine répondent à la même logique, la domination
par la violence d’un peuple sur un autre avec une inégalité des droits.
Le pouvoir colonial et
plus précisément l’idéologie socialiste, où la communauté juive est fortement
présente, a toujours soutenu le mouvement colonial sioniste.
Dans le même esprit,
Guy Mollet sera un fervent défenseur d’Israël tout en étant le père de la
guerre totale en Algérie. Le soutien à Israël se justifie comme moyen de
défense de « l’Occident » en Orient face aux ennemis de toujours que
sont les musulmans.
Je suis donc à
l’opposé de votre vision des juifs d’Algérie comme population de contact avec
les autochtones : la position principale était réfractaire à
l’indépendance algérienne générant une rupture définitive avec la résistance
algérienne. Je confirme également qu’un certain nombre de juifs se sont engagés
au péril de leurs vies pour que l’Algérie soit indépendante.
Je pense tout
particulièrement à des personnages comme Henri Alleg que j’ai eu l’honneur de
rencontrer mais aussi Henri Curiel, et tous les autres. Aujourd’hui, les
Algériens (dans leur grande majorité) n’ont pas de problèmes avec les juifs,
seulement une volonté d’être solidaires de leurs frères palestiniens qui
subissent encore en 2021 le joug colonial israélien.
7.
SUR LE RAPPORT ÉCONOMIQUE.
« On le voit bien avec ces chiffres
impressionnants, la France et l’Algérie entretiennent un partenariat important
sur le plan économique. Et pourtant… Pourquoi ces rapports si denses
donnent-t-ils toujours l’impression d’une conflictualité latente entre les deux
pays ? Pourquoi cette méfiance, cette absence de corrélation entre le volume
des échanges économiques et la distance des relations politiques ? La clé de ce
mystère se trouve, bien sûr, dans la longue histoire coloniale qui a provoqué
tant de blessures, de ressentiments, de ruminations mémorielles… » (Rapport Stora, page 35).
Je suis étonné par
votre réaction, pourquoi cette crispation continue ? Parce que vous
devriez savoir que ces échanges commerciaux enferment l’Algérie dans une
dépendance multiforme à l’avantage de la France alors qu’elle devrait être
beaucoup plus autonome : Souvenons-nous de cette Algérie qui exportait du
blé, des fruits et légumes en grande quantité avant 1830 à la France.
Vous surestimez
également la nature efficiente de ces échanges où, en réalité, les
investissements réels opérés sont très faibles, avec des transferts de
technologies quasi nuls et des taux d’intégrations tellement faibles que ces
supposés investissements augmentent paradoxalement la facture en devises de
l’Algérie, l’effet inverse escompté.
L’exemple de Renault
devrait vous alerter sur le mirage de ce type de projet pour l’Algérie où la
production locale coûte plus cher que l’importation alors que l’objectif est
inverse.
Enfin, vous devrez
logiquement admettre que l’Algérie peut être exaspérée par la profusion du
poison corruption dans les relations bilatérales. Le cas de l’autoroute
Est-Ouest ou celui de la société Egis, société détenue indirectement par l’État
français, condamnée récemment par la justice française pour corruption d’un
agent public étranger (en Algérie) ne peut qu’édulcorer votre vision fantasmée
des relations économiques France Algérie.
8.
SUR LES HARKIS.
« Les enfants des harkis ont les mêmes droits que
le reste des Algériens, à condition qu’ils défendent ce paisible pays. Les
enfants des harkis ne sont pas responsables des actes de leurs parents. Bien
accueillie par une partie de la communauté harki, la façon de procéder est
toutefois condamnée par une autre importante partie : comment dissocier, voire
opposer, la figure du père à celle des enfants ? Comment accepter de revenir en
Algérie, sans la présence de ses parents ? Faut-il condamner les actions
passées de son père comme condition d’un retour possible ? Les dirigeants
algériens insistent sur le traumatisme de violence subi pendant la période de
guerre pour justifier leur position, qui ne bougera pas ». (Rapport Stora, page 49).
« Un autre volet de cette opération visera les
Harkis : des annonces sont attendues sur la question de l’indemnisation ainsi
que des gestes symboliques sur les lieux de mémoire de cette communauté.
C’est dans le même sens que le 24
juillet 2020, le président Macron m’a confié la mission dont ce rapport rend
compte ». (Rapport Stora, page 58).
La communauté harki ne
constitue pas un corps homogène dans sa relation passée avec l’Algérie, entre
ceux qui se sont ralliés à la France par misère sociale, ceux qui ont torturé
ou assassiné mais aussi ceux qui étaient passifs se rangeant du côté du plus
fort pour sauver leur peau, le traitement ne peut être identique.
Les harkis ont raison
de défendre leurs droits et ils sont en train d’obtenir gain de cause. La loi
de 2005 renforce leurs positions dans la société française et une allocation de
reconnaissance pour service rendu en Algérie leur est allouée avec un montant
de 30.000 euros par harki.
Par contre cette
défense des droits ne doit pas se faire sur le dos des Algériens qui refusent
leur retour en Algérie (sauf des enfants) car la réconciliation pleine et
entière est loin d’être aboutie. Il serait bien utile de noter dans votre
rapport votre insistance à de nouvelles indemnisations des harkis.
Cette population qui a
été considérée pendant de nombreuses années en France comme des sous-hommes
parqués dans des camps de fortune à raison de demander – via son Comité
National de Liaison de Harkis (CNLH) – à l’Etat français une réparation globale
de 40 milliards d’euros comme le souligne son Président. Les négociations sont
en cours, la France leur propose à ce jour 40 millions d’euros, soit 100 fois
moins.
Vous comprendrez
aisément la contradiction flagrante dans le traitement discriminant des
victimes de cette période coloniale. Pour toutes les victimes, des
indemnisations à profusion sont opérées sauf pour les Algériens, l’égalité de
traitement aurait dû être la règle mais vous ne semblez pas choqué outre mesure
par cette disparité inexplicable.
9.
SUR LA QUESTION DES EXCUSES, UN DÉTOUR PAR L’ASIE.
« Je ne sais pas si un nouveau discours d’excuses
officielles suffira à apaiser les mémoires blessées, de combler le fossé
mémoriel qui existe entre les deux pays ». (Rapport
Stora, page 81).
Vous travaillez sur
l’Algérie depuis de nombreuses années et pourtant vous n’avez toujours pas
compris que ces excuses sont indispensables pour panser les tragédies qu’on
vécues les Algériens dans leur chair et dans leur âme.
Comme une dignité
retrouvée, une reconnaissance d’être semblable, une forme de réparation
politique et symbolique un peu comme le Président Chirac l’a fait avec la
communauté juive pour la Shoah en 1995. Peut-être me rétorquerez-vous que ce
n’est pas similaire, le martyr juif représentant le stade suprême de la
tragédie historique. Il n’y a pas de concurrence dans la souffrance, toutes les
victimes sont égales et ce sont les responsabilités qui sont toujours inégales.
Le traitement discriminant des victimes fragilise les assises d’une égalité
pleine et entière, ce qui est inacceptable dans une grande démocratie comme la
France.
Votre détour par
l’Asie est inopérant et l’on s’y perd avec une tentative de démonstration
brouillonne. Il ne fallait pas aller aussi loin et rester chez nos voisins
européens pour constater la pratique et la capacité de ces nations à regarder
leurs démons du passé, en réparant politiquement et financièrement leurs
barbaries coloniales. L’exemple de l’Italie face à Libye devrait vous éclairer
avec la question : et pourquoi pas la France aussi ?.
Le plus surprenant sur
ce dernier thème consacré aux excuses, c’est que vous transcrivez d’une manière
partielle les propos du Président Macron en omettant volontairement sa volonté
de présenter des excuses :
Votre version : « Pour Emmanuel Macron, cette
opération vérité sur la guerre d’Algérie avait commencé par une déclaration en
pleine campagne présidentielle, sur le fait que la colonisation est un crime
contre l’humanité ». (Rapport Stora, page 58).
La version du
Président Macron : « La
colonisation fait partie de l’histoire française, poursuit-il. C’est un crime, c’est un crime contre l’humanité,
c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons
regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers
lesquels nous avons commis ces gestes. »
C’est très grave parce
que vous omettez des propos d’une importance particulière qui renvoient à la
réparation politique du fait colonial. Il semblerait que la volonté du
Président Macron de présenter des excuses vous gênait dans votre longue
tentative de démonstration de « Ni repentance ni Excuse ». Vous
devriez vous référer aux écrits de Gilbert Meynier largement repris dans la
revue Histoire coloniale et post-coloniale, auteur que vous citez à plusieurs
reprises dans votre rapport :
« Quelles qu’aient été les responsabilités de la
société, c’est bien la puissance publique française qui, de 1830 à 1962, sous
la Vème République, a conduit les politiques coloniales à l’origine de ces
drames. Sans omettre la complexité des phénomènes historiques considérés, c’est
bien la France qui a envahi l’Algérie en 1830, puis l’a occupée et dominée, et
non l’inverse : c’est bien le principe des conquêtes et des dominations
coloniales qui est en cause ».
« Sur le sujet tant controversé de la
« repentance », nous pensons que les historiens de France devraient s’entendre
pour rendre publique une déclaration commune dans laquelle ils soutiendraient
le principe d’une reconnaissance de responsabilités de la puissance publique
française dans les traumatismes qu’a entraînés la colonisation. ».
« Il est impératif que la France fasse une
déclaration solennelle qui prenne acte du fait colonial et de ses conséquences
sur le peuple algérien, notamment les massacres, les crimes coloniaux, les
dépossessions qui sont le fait des décisions de la puissance publique
française, c’est-à-dire de l’État français…
Le minimum serait d’assortir cette déclaration de
reconnaissance d’une proposition d’indemnisation pour les victimes ou leur
descendance » (G. Meynier, 4.12.2011).
10. SUR LES ARCHIVES.
« Ajoutons que si la France rétrocédait les
archives – en originaux ou en copies – tenues en Algérie du temps de la
colonisation, l’Algérie devrait elle aussi faciliter l’accès aux nombreuses
archives – dites de gestion- restées sur place et qui sont non consultables.
Ainsi, toutes les archives portuaires, médicales, universitaires, financières,
départementales, municipales, plus celles de la Justice, du notariat et du
cadastre sont difficilement accessibles aux chercheurs français ». (Rapport Stora, page 65).
« L’ensemble de ces fonds constitue un bien ou un
patrimoine commun. Il s’agit d’un héritage à partager entre héritiers ». (Rapport Stora, page 66).
Sur les archives, il
est à noter que depuis 60 ans, elles sont principalement en France et ont été
exploitées et même nettoyées pour certaines, comme tous les spécialistes le
savent.
L’Algérie a raison de
demander sans condition la restitution de toutes les archives. La question
reste posée de savoir si elle aura la capacité d’obtenir gain de cause sans
contrepartie dommageable pour le pays.
Ce bien commun -dont
vous parlez tant- où l’Algérie devra ouvrir ses archives est une question à
plusieurs niveaux : pour ses chercheurs c’est une évidence et il faut
combler rapidement cette lacune. Pour les étrangers dont les enfants de
l’ex-puissance coloniale, la question reste posée et la mise en œuvre devra
être analysée en profondeur pour ne pas fragiliser un peu plus l’Algérie sur
cette question mémorielle.
11. SUR LA MÉMOIRE PAR LA FORCE DES IMAGES.
« Autour de cette séquence particulière, la
guerre d’Algérie, qui a bousculé fortement l’histoire de la France
contemporaine, les images apparaissent désormais avec une grande force
d’évocation, de restitution, de mémoire. ». (Rapport Stora, page 75).
Vous avez raison,
l’image peut être un support puissant de compréhension et d’apaisement des
mémoires. Mais il faudra en urgence déboulonner ces plaques pour ces militaires
honorés par la France avec des places, avenues et boulevards à leurs noms comme
pour les remercier de leurs boucheries sur les indigènes algériens.
Ce paradoxe explose
dans les mémoires des descendants de ces massacrés qui ne peuvent comprendre
pourquoi la République continue de développer un discours honorifique envers
ces militaires qui ont, en réalité, sali sa Mémoire.
12. SUR LES POLLUTIONS DES SITES NUCLÉAIRES
(ET CHIMIQUES).
« Si aucun rapport n’a été publié depuis lors, il
semble toutefois que les échanges entre la France et l’Algérie se soient
poursuivis pour qu’un accord franco-algérien soit trouvé sur une remédiation
des anciens sites d’essais ». (Rapport Stora, page 83).
Vous semblez optimiste
sur un futur accord franco algérien relatif aux dégâts écologiques opérés alors
que la réalité est autre. Depuis plus de vingt années, l’Algérie demande le
nettoyage des sites nucléaires mais la position française reste latente, comme
si le temps permettrait d’amoindrir la vigueur de cette revendication en
faisant miroiter un hypothétique accord.
La remise en état des
sites nucléaires (mais aussi chimiques) où des expériences ont été opérées avec
des substances d’une toxicité très élevée est urgente.
Les conséquences sont
dramatiques pour l’écosystème algérien et en particulier pour les populations
locales. Populations qui devront être indemnisées comme partout dans le monde.
Le montant des nettoyages des sites et l’indemnisation des victimes, risque de
coûter plusieurs centaines de millions d’euros, un début peut être pour une
future réparation globale.
13. SUR LE 17 OCTOBRE 1961, LE 8 MAI 45 ET
TOUS LES AUTRES.
Cette date symbolise
un crime d’Etat confirmant que la violence extrême sur les Algériens a été
opérée jusqu’à la veille de l’indépendance comme si elle ne voulait rien
lâcher, contrairement à ce que vous affirmez dans votre monde fantasmé
d’interactions et de contact.
François Hollande
avait signé aux côtés de personnalités telles Stéphane Hessel, Edgar Morin,
Jean Daniel Raymond Aubrac ou encore vous-même, un appel pour la reconnaissance
du 17 Octobre 1961 comme « crime d’État ». Une fois devenu
Président de la République française, le Président Hollande fera marche
arrière. Il semblerait que vous aussi dans vos préconisations, vous ne
proposiez plus la reconnaissance du 17 octobre 1961 comme crime d’État,
pourquoi cette marche arrière entre 2011 et 2021. Le temps semble vous raidir.
Étrangement, rien dans
votre rapport concernant la reconnaissance du 8 mai 45 qui est un crime contre
l’humanité, mais aussi tous les autres massacres à grande échelle sur des
populations civiles comme celui de Beni Oudjehane, votre silence m’interpelle.
14. SUR LES VICTIMES.
« Louisette Ighilahriz dans Algérienne
(Fayard/Calmann-Lévy, 2001), retrace son itinéraire militant et comment elle
fut victime de la torture. Son autobiographie est emblématique de la
douloureuse histoire franco-algérienne, au moment où le général Aussaresses,
dans Services spéciaux Algérie, 1955-1957 (Perrin, Paris, 2001) publie son
récit de vie qui prend parfois la forme d’une apologie des exactions commises
pendant la guerre ».(Rapport Stora, page 18).
Je dois vous dire que
vos appréciations me laissent un peu perplexe, tant sur Louisette Ighilahriz
que sur Paul Aussaresses.
Pour Louisette
Ighilahriz : Elle ne fut pas simplement victime de la torture comme vous
le signalez, elle a subi un crime dont personne ne revient indemne, mais elle
reste debout, digne et fière d’avoir combattu le colonialisme français.
Pour Le général Paul
Aussaresses, selon vous : « son récit de vie qui prend parfois la forme d’une
apologie des exactions commises pendant la guerre ».
Non, Mr Stora, le
général Aussaresses a fait un brûlot qui, sur le fond du début jusqu’à la fin
de son ouvrage, fait l’éloge de la torture. Il sera condamné en
2004 pour apologie de la torture, exclu de l’ordre français de la Légion
d’honneur avec une amende de 7500 euros. La différence est de taille avec votre
version.
Lui qui
affirmait : «
Suis-je un criminel ? Un assassin ? Un monstre ? Non, rien qu’un soldat qui a
fait son travail de soldat et qui l’a fait pour la France puisque la France le
lui demandait ».
Vous êtes un historien
expérimenté, le poids des mots est important, ces deux exemples prouvent que la
colonisation était un système commandité par l’Etat français qui ne peut plus
se défausser de ses responsabilités historiques. Enfin, il aurait été peut-être
utile de préciser le nombre de victimes durant cette période, pour mieux
illustrer la puissance dévastatrice durant cent trente-deux ans de la
colonisation loin de la brutalisation et du monde du contact dont vous parlez.
15. SUR LES INTERACTIONS ET LE MONDE DU
CONTACT.
Vous avez, via le
titre Interactions (page 27), donné une multitude d’exemples pour tenter
de nous prouver que les algériens avaient quasiment obtenu les mêmes droits au
fil du temps.
« Ce monde du contact s’est aussi
développé par l’obtention progressive des droits de citoyenneté, qui s’est
développé progressivement comme l’explique l’historien Guy Pervillé » (Rapport Stora, page 28).
Ce que vous oubliez
sciemment de dire c’est que durant près de 130 ans de colonisation, les
Algériens étaient des sujets et qu’ils ne disposaient pas des mêmes droits,
parce qu’on considérait incompatible l’islam et la citoyenneté française, avec
quelques rares exceptions. Pour obtenir la nationalité française, seule la
naturalisation pouvait le permettre, naturalisation rare comme le confirme
votre source Guy Pervillé sur son site internet.
« En Algérie, on avait donc choisi de maintenir à
l’égard des musulmans la procédure la plus difficile, la plus soumise au
contrôle de l’État, celle de la naturalisation. Et on ne la facilitait
pas ! Le parcours d’un postulant était parsemé d’obstacles. La
procédure de naturalisation était d’autant plus difficile que l’administration
locale faisait preuve d’une rare bonne volonté. Tous les témoignages concordent
en ce sens. Mais au plan politique et militaire, un processus a déjà été
engagé, qui mène en 1962 à l’indépendance de l’Algérie. À cette date, seuls quelque
dix mille musulmans sont pleinement français, soit qu’ils aient été eux-mêmes
naturalisés, soit qu’un de leur parent l’ait été ».
16. SUR LES DEUX IMAGINAIRES.
« Au récit d’un nationalisme français valorisant
la construction de routes permettant la modernisation du commerce, des hôpitaux
qui font reculer les maladies, des écoles chargées de combattre
l’analphabétisme… s’oppose le souvenir persistant de la dépossession foncière
massive, de la grande misère dans les campagnes, ou de la perte de l’identité personnelle
avec la fabrication des SNP (Sans Nom Patronymique) ». (Rapport Stora, page 25).
Je ne suis pas de ceux
qui considèrent la France comme la barbarie éternelle et les Algériens comme
les victimes éternelles, mais il essentiel d’affecter les responsabilités aux
acteurs en présence : ne pas le faire, comme vous vous y déployez
astucieusement dans votre rapport, c’est inéluctablement figer encore un peu
plus les mémoires. Je vous renvoie à nouveau à Gilbert Meynier que vous citez à
plusieurs reprises dans votre rapport :
« Pour nous, la reconnaissance officielle de
responsabilités françaises pourrait être unilatérale : il est salutaire de
commencer à balayer devant sa porte : ce sont bien les Français qui ont
envahi l’Algérie, pas l’inverse. »
Dans le cas de l’Algérie, elle concernerait bien sûr
au premier chef les centaines de milliers d’Algériens massacrés, de la guerre
de conquête coloniale de 1830-1857 à la guerre manquée de reconquête coloniale
de 1954-1962, en passant par les répressions sanglantes d’insurrections (1864,
1916/1917, 1945…), dépossédés de leurs terres et clochardisés en masse en une
armée errante de désoccupés, discriminés au politique par le refus de la
citoyenneté française, et au juridique par le Code de l’Indigénat, sous-éduqués
enfin : d’après les chiffres officiels français, en 1954, seulement 14,6%
des enfants algériens étaient scolarisés dans les écoles françaises ; cela
alors que l’Algérie était composée de trois départements français et que les
lois Ferry s’y appliquaient ».
CONCLUSION
Votre rapport est fort
intéressant parce qu’il nous éclaire sur le long chemin à parcourir avec une
posture développée supposée ambitieuse, mais en réalité qui nous fait reculer
dans l’apaisement des mémoires.
Vous n’avez pas su
saisir l’opportunité de franchir un palier qui était celui de la responsabilité
et de la reconnaissance. La mission était trop grande pour un seul homme, ce
n’est pas grave car ce n’est qu’un rapport soumis à appréciation du Président Macron
qui aura le dernier mot.
Ce qui est troublant,
c’est qu’il semblerait que vous vous soyez raidi avec le temps, comme si votre
vocation d’historien avait été supplantée par une dimension politique, non pas
celle du Président Macron qui avait courageusement ouvert la voie en
reconnaissant les crimes contre l’humanité et les excuses nécessaires, mais
celle d’une posture politique sur l’histoire commune entre la France et
l’Algérie.
Au lieu de s’inscrire
dans cette continuité idéologique du Président Macron, vous avez fait marche
arrière avec l’ambition d’esquiver les questions clés et de surfer sur le thème
de symétrie des responsabilités et la communautarisation des mémoires qui
stigmatise toujours un peu plus les Franco-Algériens.
UNE PROBLÉMATIQUE INTERDISCIPLINAIRE.
Également, des erreurs
grossières, une formalisation opaque ne permettant pas au lecteur de se fixer
sur l’essentiel. Ensuite, une stratégie de ne pas répondre précisément à la
mission qui vous était allouée de percevoir l’état des lieux des deux côtés de
la Méditerranée sur cette question cruciale de la mémoire de la colonisation et
de la guerre d’Algérie.
Une stratégie fermant
les portes à de nombreux acteurs clés en France et en Algérie, historiens,
intellectuels et personnalités de la société civile. Mais aussi plus gravement,
l’occultation des excuses exprimées par le Président Macron en 2017, le projet
de criminalisation de la colonisation en Algérie ou la question de la
réparation initiée par des intellectuels français et algériens où le Conseil
Constitutionnel français avait statué favorablement en 2018.
Sur vos recommandations, elles n’apportent rien de nouveau que les conclusions
des comités mixtes franco-algériens qui se réunissent régulièrement, sinon une
marche arrière dans l’apaisement des mémoires. Ce ne sont pas les
quelques mesures techniques proposées qui permettront de passer un palier dans
les rapports algéro- français, ce sont les mesures politiques de
responsabilités qui le permettront.
Les quelques
propositions semblent maintenir l’essentiel, en l’espèce la position dramatique
de ne pas reconnaître pleinement les responsabilités de l’Etat français qui
continue à gangrener les mémoires de millions de personnes en France et en
Algérie.
UN ENTRE-DEUX PÉRILLEUX, SYMÉTRIE DES RESPONSABILITÉS
ET ASYMÉTRIE DES RÉPARATIONS.
Vous avez fait le pari
de surfer sur un entre-deux où les responsabilités étaient toujours symétriques
pour sauver une laborieuse tentative de démonstration qui ne pouvait aboutir
pour faire face aux démons du passé.
Avec une équation
intenable, la symétrie des mémoires et des responsabilités, face à une
asymétrie des réparations à l’encontre des victimes, le tout renforcé par une
formalisation difficile d’accès comme si volontaire.
Vous avez été me
semble-t-il un ami de l’Algérie de longue date avec sûrement de nombreux amis
et je souhaite que vous le restiez tout en percevant mieux l’âme des Algériens,
ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils sont aujourd’hui et ce qu’ils veulent devenir.
Les Algériens
représentent une nation avec une âme collective rebelle et combative qui ne
supporte pas depuis toujours l’humiliation. Depuis 1962, l’histoire
post-indépendance de l’Algérie a souvent été troublée, cherchant toujours sa
voie y compris dans des épisodes tragiques mais toujours fidèles à l’esprit
libre et digne de ses Chouadas.
LE COURAGE DE PASSER UN PALIER.
La France est un grand
pays démocratique et sa grandeur se mesure à sa capacité à digérer ces vieux
démons, elle l’a déjà prouvé à travers le temps, comme en 1995 avec la Shoah.
Je suis certain
qu’elle y arrivera avec l’Algérie, courage et détermination seront nécessaires
pour une décolonisation des mémoires et une réparation pleine et entière de
toutes les victimes. Nous sommes contraints de réussir dans l’intérêt des deux
pays mais les intellectuels des deux bords de la Méditerranée doivent avoir le
courage de s’impliquer pour permettre le passage à une nouvelle ère de
fraternité et de véritable partenariat.
L’ALGÉRIE FACE À SES RESPONSABILITÉS
L’Algérie devra, elle
aussi, assumer ses responsabilités en ne se cachant plus derrière une
instrumentalisation mémorielle pour se dédouaner de ses insuffisances
chroniques, avec l’impérieuse nécessité de rupture avec la triangulation
autoritarisme, rente, poison corruption pour se recentrer sur sa véritable
richesse qui est celle de son peuple composite.
Ces algériens de
l’intérieur et de l’extérieur qui attendent tous un grand projet pour donner
envie à la nation de se reconstruire. Ce peuple algérien qui a su prouver par le
hirak qu’il pouvait être capable du meilleur si on le laissait s’exprimer.
Enfin, rappelons-nous,
durant cet interview de 2017, le candidat Président Macron a eu le courage de
passer un palier en répondant à un jeune journaliste nommé Khaled Drareni.
Aujourd’hui ces deux
personnages sont au centre des regards de leurs pays respectifs, le Président
Macron face à son destin avec la question de savoir s’il pourra poursuivre
jusqu’au bout sa quête de vérité et d’apaisement.
De son côté, Khaled
Drareni est incarcéré depuis plus de 8 mois en Algérie pour avoir simplement
exercé son métier de journaliste en couvrant le Hirak. C’est aussi cela la
singularité et le paradoxe algérien, capable du meilleur comme du pire. Je suis
persuadé que c’est le meilleur qui émergera avec toutes les bonnes volontés en
France et en Algérie.
DU RESPECT POUR VOTRE TRAVAIL MALGRÉ LES
DIVERGENCES.
Ma correspondance
s’est voulue directe, franche sans concession : le sujet est grave,
dépasse nos identités intellectuelles car la dignité de millions de gens est en
jeu en France et en Algérie. Je suis certain que vous me comprendrez et que
nous pourrons échanger, y compris dans la divergence, dans l’intérêt respectif
de nos deux pays.
Veuillez croire, Cher
Professeur, à l’expression, de mes sincères salutations.
*Pr Seddik S. LARKECHE
seddiklarkeche5@gmail.com
De
formation interdisciplinaire, Seddik LARKECHE est un intellectuel
franco-algérien, Expert international en gestion stratégique des risques.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Risque Algérie et stratégies
de développement 1830-2030 (2012, Editions L’Harmattan) et Le
Poison Français, Lettre au Président de la République, Préface de Roland
Dumas, (2017, Editions Ena).
Il
est Professeur des Universités. Ses recherches portent sur le risque pays et en
particulier sur le Risque Algérie. Il est le précurseur de la demande de
réparation financière des crimes coloniaux français en Algérie que le Conseil
constitutionnel français a reconnu le 9 février 2018. Il vient d’achever
l’ouvrage « Du poison algérien au
génie d’une nation, lettre au Président de la République algérienne (sortie
2021). »
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