mercredi 16 juin 2010

Nakba 15 mai 1948...GAZA recurrence ?





(Cinquième partie)
DEBAT SUR :
Le Mandat britannique (1920-1948)
Bernard Ravenel : Merci pour cette préhistoire de l'État d'Israël et du mouvement national palestinien. Pour lancer le débat, je poserai une question : lorsque Clemenceau, en 1918, lâche Mossoul et la Palestine, n'a-t-il rien demandé en échange ? Les Français feraient-ils des cadeaux aux Britanniques ?
Jean-Paul Chagnollaud : Cette rencontre entre Clemenceau et Lloyd George est en effet étonnante et m'a toujours intriguée. Disons d'abord que Clemenceau ne s'insère pas dans la tradition colonisatrice et, plus fondamentalement, Clemenceau est obsédé par l'Allemagne. Il voulait obtenir un certain nombre de garanties sur le Rhin, face à l'Allemagne. Un autre argument, souvent évoqué, est que Clemenceau était surtout soucieux des ressources énergétiques. Il avait besoin du charbon de la Sarre et il voulait du pétrole. Quand il lâche Mossoul, il obtient une partie des revenus pétroliers de cette région. Dans la négociation, Clemenceau s'est plus intéressé aux avantages pétroliers de Mossoul qu'à la Palestine. Rappelons que nous n'avons pas de décryptage officiel ni de procès-verbal de l'entretien. Nous n'avons que le compte-rendu d'un collaborateur de Llyod George qui nous dit que ce dernier a demandé Mossoul à Clemenceau qui a accepté. Même chose pour la Palestine. On reste sceptique mais nous n'avons que ce document d'un collaborateur qui, de surcroît, n'était pas présent : c'est Lloyd George qui lui a rapporté comment l'entretien s'était déroulé. Le résultat est là : Clemenceau n'a jamais remis en question la parole qu'il avait donnée.
Bernard Ravenel : Si je me souviens bien, la compagnie qui exploitait le pétrole de Mossoul était allemande à l'époque ottomane. Elle est devenue ensuite, sous la domination anglaise, l'Irak Petroleum Company. Clemenceau qui n'avait pas oublié que le pétrole avait manqué pour les taxis de la Marne demandait 22,5 % des parts et il a obtenu le pétrole.
Jean-Paul Chagnollaud : Il est fascinant de penser que le destin de deux régions bascule ainsi au terme d'une discussion entre deux hommes d'État.
Un participant : Pourriez-vous revenir sur les courants qui formaient le mouvement sioniste dans l'entre-deux-guerres ? Quelle était son influence et sa politique face à la montée du nazisme ?
Jean-Paul Chagnollaud : Je répondrai brièvement puisqu'il y aura plus tard une conférence sur ce sujet. Disons que, durant cette période, il y a deux grands courants. Celui qui est dirigé par des hommes comme Weizmann et Ben Gourion qui sont à la fois déterminés et très pragmatiques. Leur réaction, en 1937, face au rapport Peel est particulièrement révélatrice. Dès ce moment, ils estiment qu'ils sont en mesure d'obtenir des éléments substantiels pour un État juif. Je suis frappé par leur pragmatisme et leur capacité très moderne de penser la création d'un État-nation.
L'autre branche du mouvement sioniste, disons la droite, est incarnée par Jabotinsky. Au fond, c'est l'ancêtre du Likoud, les racines de Sharon et de Netanyahu. La continuité idéologique est évidente. Jabotinsky est toujours sur des positions maximalistes. Au congrès de Zurich, par exemple, en 1937, il veut exiger l'intégralité de la Palestine et, dès ce moment, il est ouvertement favorable à un transfert des populations palestiniennes et peut s'appuyer sur le rapport Peel qui l'envisageait.
J'ajoute que le mouvement sioniste dispose d'une structure destinée à l'achat des terres en Palestine : la terre devenue juive est inaliénable et, sauf exception, doit être travaillée uniquement par des ouvriers juifs. L'organisation était très efficace et avait réussi à s'intégrer dans le système même du mandat. La construction s'opère méthodiquement par la terre. À la même époque, les linguistes travaillent sur l'hébreu qui n'était pratiquement plus parlé pour donner une langue à ce nouvel État. J'ai le sentiment que les dirigeants sionistes travaillent alors méthodiquement à la constitution de tous les éléments nécessaires à un État-nation moderne.
Cela me fait penser à ce qu'avait écrit Herzl, dans son journal, au lendemain du congrès de Bâle, en 1897 : « Aujourd'hui, j'ai fondé l'État juif. Si je le disais publiquement, on me rirait au nez, mais dans cinq ans peut-être et dans cinquante ans, sûrement, on comprendra. » Or, les cinquante ans conduisent exactement à 1947 ! Ces hommes, que ce soit Herzl, Weizmann ou Ben Gourion, ont une vision politique indépendante des vicissitudes de l'histoire. Ce n'est pas le cas du côté arabo-palestinien.
Encore un dernier mot concernant le mouvement sioniste. En 1919, le président Wilson a voulu envoyer une commission au Proche-Orient pour connaître les sentiments des peuples avant de décider de leur destin. Cette commission porte le nom des deux hommes qui l'ont conduite, King-Crane. Elle a rendu un rapport qui n'a eu aucun effet sur les événements et qui, d'ailleurs, n'a été rendu publique que bien plus tard. Or, dans ce rapport, il y a quelques lignes, plutôt favorable à la cause sioniste, mais qui concluent que l'entreprise va conduire à la dépossession des Arabes de Palestine. Dès 1919, les choses sont donc claires.
Un participant : Pouvez-vous revenir sur les « droits politiques » des Palestiniens qui n'ont pas été reconnus dans la Charte qui donne mandat aux Britanniques sur la Palestine ?
Jean-Paul Chagnollaud : Je me souviens que, dans une discussion entre Britanniques et Français qui eut lieu un peu avant la conférence de San Remo en avril 1920, Millerand voulait que, dans le texte issu de la conférence, figure la mention des droits politiques. Or les Britanniques, en usant de tous les arguments possibles, y compris l'argument sémantique, ont refusé. Le débat a repris à la conférence : les Britanniques faisaient semblant d'être d'accord mais en soulignant que, dans le terme de « civil rights », les droits politiques étaient inclus. En réalité, ces droits politiques n'ont pas été reconnus.
Remarquons aussi que la position arabe a été de refuser d'entrer dans le jeu du mandat parce que, dans la structure même du mandat, l'Agence juive avait des pouvoirs.
Entre 1922 et 1947, la position arabe a toujours été qu'il n'y avait pas à discuter puisque la Palestine est une terre arabe et que l'État doit être arabe. Les leaders palestiniens n'ont donc pas perçu le rapport des forces. Je pense - mais on peut le discuter - qu'ils n'ont pas su jouer le jeu qui leur aurait permis de s'intégrer dans le mandat et d'y affirmer, justement, leurs droits politiques. Leur politique a été celle du tout ou rien ; politique fragilisée, de surcroît, par la division entre les deux clans palestiniens : le clan Husseini et celui des Nashashibi, ce dernier étant plus proche des Britanniques. Ceux-ci ont donc pu jouer de ces contradictions. Hajj Amin al- Husseini était le leader du Haut Comité arabe. Menacé par les Britanniques, il s'est enfermé, en 1936, sur l'Esplanade des Mosquées ; encerclé, il parvient à s'enfuir et se réfugie dans le mandat français.
Cette politique arabe avait sa logique : il s'agissait de dire que la Palestine voulait un État comme en Transjordanie, au Liban, en Syrie et en Irak ; mais l'inconvénient était de ne rien accepter. Les sionistes avaient une politique plus habile, renforcée par une immigration très importante à partir de 1933.
Je crois aussi que la question des « droits politiques » a été mal comprise. Que signifient-ils pour la société palestinienne des années vingt et trente ? La société palestinienne de 1920 est féodale, très largement analphabète. Les notions de droits politiques, de fonctionnement démocratique, sont très éloignées de la réalité sociologique concrète. Ces concepts sont étroitement liés à la construction d'un État moderne. Pour les immigrants juifs qui sont surtout des cadres, ils ont, par contre, une signification évidente.
Ce que j'ai dit de la Palestine est aussi vrai pour la Transjordanie ou l'Irak. Par exemple, en 1920, en Irak, les Britanniques ont organisé un référendum sur le mandat britannique. Les chefs des tribus ont fait voter les clans. Dans une structure tribale, où la population est analphabète, le référendum n'a pas de sens.
J'ai le sentiment que, dans la gestion de ce drame, les dirigeants palestiniens ont perdu un certain nombre d'occasions. Mais, au lendemain de la Première Guerre mondiale, d'autres aussi ont connu l'échec : par exemple, les Kurdes, pour des raisons assez proches, mais aussi, pour des raisons plus complexes, les Arméniens qui, à demi paralysés par leurs contradictions, furent écrasés d'un côté par les Soviétiques et, de l'autre, par les Turcs.
Prenons un autre exemple, celui des Turcs. Les accords Sykes-Picot avaient prévu le dépeçage de la Turquie puisque la Cilicie devait être sous influence française et que toute une partie du territoire allait être confiée aux Arméniens car le président Wilson avait arbitré en faveur des Arméniens. Mais cela ne s'est pas réalisé, pourquoi ? Parce que le nationalisme turc a une tradition étatique héritée de l'Empire ottoman. Ils ont organisé une résistance nationale qui a balayé les prétentions arméniennes, l'arbitrage wilsonien et l'armée française. Cette armée, commandée par le général Gouraud, a été obligée de se retirer de la Cilicie. J'en conclus que les Arabes n'avaient pas vocation à perdre comme cela s'est produit. Mais ils ont perdu partout, à Damas, en Irak et je m'interroge sur ce rapport des Arabes à l'échec.
Un participant : Au sujet de la révolte des Arabes de Palestine entre 1936 et 1939, est-ce que certains notables négociaient avec les Britanniques ? Est-ce que des objectifs politiques avaient été exprimés ?
Jean-Paul Chagnollaud : On retrouve tout le temps, exprimé de différentes manières, une double revendication, l'une négative et l'autre positive. La première porte sur l'arrêt de l'immigration juive et l'arrêt des ventes de terres ; la deuxième porte sur un État indépendant. C'est vrai pour la période 1936-1939. Au départ, on a des groupes armés dont l'enracinement est strictement local mais, au cours des combats, une structuration territoriale apparaît ; je préfère dire territoriale plutôt que nationale. Un comité coordonne les luttes au niveau global et leur donne le sens d'une lutte nationale, même si la société reste très segmentée. Les Nashashibi n'ont pas du tout participé à la révolte ; il reste donc des contradictions importantes et la révolte échoue. Bien des hommes qui s'étaient imposés comme leaders ont été tués dans les combats ou ont été assassinés. Si bien qu'en 1946-1947, on ne trouve plus de voix palestiniennes pour parler au nom des Palestiniens. Le seul qui apparaît encore, mais dans une sorte de brouillard, c'est Hajj Amin al-Husseini qui était mufti et responsable du Haut Comité arabe dès les années trente. Ce personnage qui avait tenté de s'appuyer sur l'Allemagne pendant la guerre n'avait plus aucune crédibilité. Pour voir s'affirmer un nouveau leadership palestinien, il faut attendre les années soixante. La reconstruction de l'identité palestinienne se fit par le combat, à partir des réfugiés, avec le Fatah et Yasser Arafat. Entre 1939 et 1959, je ne dirais pas que ce fut le vide mais je serais tenté de parler d'absence. D'ailleurs, en Cisjordanie, en 1970, les Jordaniens, puis les grandes familles d'Hébron et de Naplouse, conservaient encore le pouvoir dans les villes ! La structure sociale permet de comprendre en partie l'échec de la révolte de 1936.
Un participant : Quel a été selon vous le rôle du terrorisme, et en particulier du groupe Stern, dans la constitution et l'extension de l'État d'Israël ?
Jean-Paul Chagnollaud : Cela dépend des périodes. Le terrorisme dont vous parlez a été particulièrement actif dans l'après-guerre, entre 1945 et 1947. À ce moment-là, les dirigeants sionistes ont considéré qu'il fallait l'arrêter car il était contreproductif. Par contre, si vous faites allusion aux événements de 1948-1949 que nous connaissons tous (et il n'y a pas eu que le massacre de Deïr Yassin), il est évident que le terrorisme a contribué à l'exode des Palestiniens. Ceux qui sont devenus ensuite des hommes d'État, comme Shamir et Begin, qui sont tous des gens du Likoud, ont affirmé par ce terrorisme une sorte de radicalisme. Il y eut une scission dans la Hagana qui, en principe, condamnait ce genre d'action mais en fait s'en servait. Le terrorisme est ambivalent. Prenons, par exemple, le terrorisme palestinien dans les années soixante-dix, il a fait avancer la cause palestinienne mais, en même temps, il lui a donné une image très négative en Occident. Il y a une dialectique infernale du terrorisme. Je voudrais éviter les déclarations trop générales : il faudrait examiner les faits de manière très précise et selon les moments. Ce qu'on appelle le terrorisme peut avoir, dans certains cas, une fonction historique.
Un participant : Les groupes sionistes envisageaient-ils une cohabitation future avec les Palestiniens ?
Jean-Paul Chagnollaud : Quand on regarde la période 1920-1940, il n'est question que de s'imposer. C'est un rapport de forces pur et simple. Ben Gourion a écrit un livre qui s'intitule Les Arabes et moi. Il y décrit ses contacts avec les leaders arabes et l'on a le sentiment qu'il négocie. Mais les sionistes ont avancé comme des bulldozers en saisissant, avec beaucoup de pragmatisme, chaque occasion qui leur était favorable. Certes, il y eut des contacts avec les Arabes mais le sionisme n'a cessé d'avancer avec la conviction de son bon droit et en s'appuyant sur le rapport des forces. En 1947-1948, on sait qu'elle a été la position de Ben Gourion : il n'y a eu aucune négociation pour le retour des réfugiés palestiniens.
Un participant : Dans la période 1920-1947, y a-t-il eu des personnalités ou des mouvements préconisant la non-violence ?
Jean-Paul Chagnollaud : Quelques personnalités ont suggéré la création d'un seul État, donc d'un État judéo arabe, avec l'idée que les uns et les autres pourraient vivre ensemble ; mais cette suggestion n'a pas été bien loin. Dans toute cette affaire, la non-violence n'a pas de sens puisque, dès 1920-22, les violences existent et qu'à partir de 1929, elles sont constantes.
Jean-Paul Chagnollaud
*Jean-Paul Chagnollaud est professeur de sciences politiques à l’université de Cergy-Pontoise, spécialiste de la question palestinienne, rédacteur en chef de la revue Confluences Méditerranée, directeur de la collection Comprendre le Moyen-Orient chez L’Harmattan, et auteur de plusieurs livres dont « Israéliens, Palestiniens, le moment de vérité », éditions L'Harmattan, Paris, 2000, en collaboration avec Bernard Ravenel. 
Bernard Ravenel 
* Bernard Ravenel Agrégé d'histoire Président de l'Association France Palestine Solidarité.
(Illustrations et annotations Daboudj1948)
... A suivre



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